Valeurs

Les ouvrages publiés dans le cadre des collections portent des valeurs pour lesquelles notre maison s'est engagée. Nous proposons sur cette page des extraits de livres aujourd’hui épuisés, mais dont nous souhaitons que le contenu puisse être encore partagé.

 

Manifeste clôturant Les tisseurs de silences, ouvrage publié en 2024 dans la collection Résonances.

 

 

Les tisseurs de silences

Manifeste pour une résistance contemplative
par l’art contemporain et les arts en général

  

Les murmures du monde portent dans leur intimité des tisseurs de silences, des artistes habités par des résonances sensibles avec la substance et le mystère de la vie. Dans la période de mutation que nous traversons, ils nous rappellent aux aurores et incarnent une résistance contemplative ancrée dans l’expérience et la quête de sens, à contre-courant des logiques matérialistes.

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Ces chercheurs d’art ressentent intuitivement les vibrations des chants du Vivant. Leurs gestes tentent de les sculpter en musique audible, de les peindre en voyages à partager, en sensations à éprouver.

Leurs œuvres sont à la fois chemin et matière. Chemin de ces gestes puisés dans le fragile et l’intériorité. Matière éveillée à la densité d’une présence pleine. Tout en elles est présence. Elles nous invitent à nous souvenir que nous sommes présences parmi les présences du monde. Quelles sont ces présences ? C’est ce qu’il nous appartient de découvrir. Nous l’expérimentons en nous asseyant dans leur respiration, en les accueillant comme des méditations libres, en les parcourant comme des cathédrales intérieures. Pour qu’elles nous soufflent qui nous sommes. Car c’est bien là l’enjeu de cette forme d’art : apprendre qui nous sommes, retrouver notre symbiose avec le monde.

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Cet art est une porte vers une nouvelle façon d’être humain parmi les non-humains, loin des excès de l’Anthropocène et du Capitalocène. Il accepte l’autre comme principe vivant, dessine le Symbiocène, permet l’expérience sensible de l’essence de la vie : ressentir, s’émouvoir, vibrer. Être, tout simplement.

Et avant qu’il ne soit trop tard, résister, rester éveillé. Se détacher de nos conditionnements matériels, préserver et nourrir ce qui fait notre humanité.

En ce sens, chacun des silences cueillis est une tentative de soulèvement ou d’insurrection de nos manières habituelles de voir et de vivre. Chaque expérience est une invitation à s’ouvrir et se déplier, à dissoudre nos limites et se reconnecter à nos multiples dimensions, à se laisser traverser par quelque chose de plus grand que soi.

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Sur les chemins du temps, ces œuvres sont flux, ruisseaux, rivières et fleuves qui nous permettent de retrouver la fluidité inhérente à toute vie. Leurs rencontres sont des traversées dont on ressort transformés, plus pauvres, plus simples ou plus essentiels. Entre avant et après elles, quelque chose s’est passé, s’est perdu ou peut-être retrouvé. Nous en ressortons allégés et élargis. Dépoussiérés et lavés. Avec le sentiment d’avoir non pas gagné quelque chose en plus mais d’avoir laissé en chemin quelque chose en trop.

Leur temporalité échappe à la course de notre temps. Elles attendent que se taisent nos heures bavardes, les injonctions de nos écrans et autres inattentions. Patientent jusqu’à ce que nos vases soient suffisamment vides pour qu’elles puissent les remplir. Habitent la lenteur pour aller plus vite à l’essentiel. C’est pourquoi elles ne s’ouvrent qu’à l’instant juste : celui où nous sommes disponibles, ici et maintenant. C’est alors qu’elles frôlent notre visage, glissent sous notre peau, ouvrent notre cœur, parlent au corps, éclairent les dimensions oubliées de notre être, celles qui nous guidaient naturellement aux premières heures de cette vie.

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Ces œuvres résultent d’un état élargi de l’être, à la fois affectif, sensoriel, corporel, spirituel et intime. Ce ne sont par conséquent jamais des œuvres à thèse, et c’est précisément leur force. Elles ne délivrent aucune leçon, aucune morale, aucun message fermé. Elles sont une expérience d’abandon plutôt que de compréhension intellectuelle.

Elles ouvrent un espace de convergence, transdisciplinaire et non-duel, à l’intersection des domaines artistique, écologique, scientifique, philosophique, éthique, spirituel, poétique et plus largement des sciences sociales, humaines et politiques. Ce sont des œuvres-lieux qui réunissent différents chants de l’humanité dans une recherche expérimentale d’art total, de santé globale ou planétaire. Elles sont une voie de connaissance souterraine, intuitive et préverbale, permettant d’approcher l’existence dans sa richesse, sa complexité et son mystère.

C’est pourquoi elles constituent une ZAD, une « Zone à défendre ». Une ZAD propre à la vie sensible, qui résiste aux multiples réductionnismes, aux besoins de performance, aux logiques d’accaparement du monde vivant. Elles s’inscrivent sur un territoire où la poésie est résistance. Où la contemplation n’est pas une négation de l’action, un refus de l’engagement, mais un puissant soulèvement de l’esprit, un nouvel activisme qui passe aussi par le non-agir, le « non vouloir saisir », le « retrait tranquille » mais profondément conscient. Où le rêve redevient chemin vers d’autres possibles, le long d’itinéraires d’intériorité. L’intériorité entendue comme un lieu de passage entre le plus personnel, le plus intime et le plus interpersonnel ou le plus collectif. Cette ZAD est une voie pour déjouer radicalement les injonctions sociales et économiques dominantes. Elle est une résistance spirituelle par une « politisation non-politique » de la vie intérieure.

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L’œuvre d’art, dans nos sociétés sécularisées, est un des derniers lieux où l’essence de la spiritualité peut trouver refuge. Elle nous permet de nous relier à une certaine forme de sacré au travers de l’expérience visuelle et plus largement corporelle, sensorielle. Mais cette expérience spirituelle se situe désormais en dehors des religions établies ou des transcendances classiques, et s’inscrit pleinement dans la conscience du quotidien. La vie contemplative n’est plus séparée de la vie ordinaire, l’expérience artistique se confond avec la vie spirituelle, rappelant ainsi que l’art est un moyen parmi d’autres pour renouer le contact avec la vie intérieure et nourrir notre sensibilité. Par-delà toute esthétique, sa finalité se réaffirme comme existentielle et transformatrice.

Ce « renouveau contemplatif » nous invite à réhabiliter le « spirituel » comme une catégorie fondamentale de l’expérience humaine en général, et de l’expérience artistique en particulier. Il constitue une réactivation laïque et poétique des spiritualités par le champ de l’art contemporain. Il ne s’agit aucunement d’un « retour » au passé ou à une tradition perdue. Bien au contraire, cela permet de puiser dans tout le patrimoine immatériel et universel de l’humanité pour inventer de nouveaux récits, faire apparaître un autre monde exactement dans ce monde-là, mais éclairé par une lumière différente. L’art devient alors une épiphanie du réel, une « illumination profane ».

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Art méditatif, contemplatif, immersif, sensible, écologique, océanique, symbiotique, spirituel… le nom importe peu. Il est multiple, comme les visages de l’Un. Il est pluriel, comme l’altérité qui nous réunit. Il est une communauté de postures, le choix d’être pleinement là, d’habiter cette Terre avec attention, de réhabiliter la matière du monde. Ses œuvres sont gestes et poésie. Prières du sensible et mandalas d’humus, intentions éphémères offertes au vide, sans attente de retour.

En se retrouvant dans l’humilité de ces œuvres-gestes, l’humanité tisse de nouveaux liens, féconde les silences du monde et retrouve sa part d’éternel. Elle ensemence l’horizon de murmures, nourrit le chant de nouveaux futurs à imaginer, fait de la création une matrice pour que la Vie nous révèle.

 

Philippe Filliot - Soizic Michelot - Stéphane Guiran